samedi 12 mars 2016

La nationalisation d’une économie de privilégiés


Germain Belzile, Vincent Geloso et Pierre Simard (Journal de Montréal, 11 mars 2016)

Durant le régime français, c’est le roi qui distribuait les privilèges : un seigneur avait le monopole du moulin, un autre celui de la bière et la compagnie des Cent associés régnait sur la traite des fourrures. Rien n’a vraiment changé dans le Québec moderne.

Malgré le fait que l’État s’est depuis substitué au roi, la distribution de faveurs reste au cœur du modèle québécois. Les monopoles occupent, encore aujourd’hui, une place prépondérante sur l’échiquier économique de la province : ventes d’alcool, jeu, électricité, lait, produits de l’érable, œufs et tutti quanti. Sans compter les monopoles accordés aux ordres professionnels.

Les monopoles
Un monopole n’est pas en soi problématique s’il provient de l’innovation : d’autres innovations le feront disparaître. La photographie numérique, par exemple, a éliminé la position dominante de Polaroid.

C’est lorsque ces monopoles sont décrétés par l’État que la situation pose problème. Depuis Adam Smith, les économistes ont compris que les pouvoirs monopolistiques sont la plupart du temps néfastes : ils mènent à des prix élevés et étouffent l’innovation.

Le cas de l’industrie du taxi
En 1973, le parlement du Québec adoptait une loi encadrant l’industrie du taxi, loi qui créait un monopole. Au moment de la réforme, les chauffeurs de taxi qui possédaient un permis municipal ont obtenu sans frais une licence du gouvernement québécois. 

Plus de quarante ans plus tard, il est impossible d’opérer un taxi sans louer ou acheter cette licence d’un propriétaire de permis. Or, depuis plusieurs années, le nombre de permis est stagnant malgré la croissance de la population et l’augmentation des revenus des particuliers.

Un étudiant de première année en économie aurait pu prédire le résultat de cette monopolisation de l’industrie du taxi : une hausse de la valeur et de la profitabilité des permis pour les propriétaires, qui s’accompagne d’une augmentation des temps d’attente et d’une réduction de la qualité du service pour les consommateurs. (Voir le graphique ci-joint)

Outre les usagers, les grands perdants sont les chauffeurs qui n’ont pu profiter de cette distribution des privilèges. L’obligation d’acheter ou de louer un tel permis à des prix prohibitifs a miné leur revenu net pendant des décennies.

Seuls les premiers propriétaires de permis en auront tiré profit. Des privilégiés qui tentent aujourd’hui de forcer le législateur à les protéger contre le progrès ou à se faire compenser à hauteur de 200 000 $ pour des permis acquis gratuitement ou à faible coût.

Il n’en fallait pas plus pour réamorcer une nouvelle course aux privilèges. Lorsque l’État distribue les faveurs, il décourage l'esprit d'entreprise productif. Il encourage les entrepreneurs à investir dans la protection et dans l’acquisition de nouveaux privilèges d’État plutôt qu’à innover pour améliorer la qualité des services à la clientèle. Et encore une fois, ils auront réussi à infléchir la décision gouvernementale en leur faveur.

Uber et le ministre Daoust
En effet on a appris, le 10 mars, que M. Jacques Daoust, ministre des Transports du Québec souhaitait maintenir le cartel du taxi, en le nationalisant. Le gouvernement rachèterait certains permis (la valeur de la totalité des permis est d’environ 1,3-1,7 milliard de dollars) et les louerait lui-même aux entreprises (dont Uber) et chauffeurs qui veulent opérer un service de taxi.

On maintiendrait donc l’obligation d’avoir une licence, avec le contingentement qui vient avec cette pratique : à moins d’une décision autre de l’État, la rareté de services de taxis demeurerait (il y en aurait toujours 8500 au total pour le Québec) et la souplesse créée par l’arrivée de Uber disparaîtrait annulant de facto tous les bénéfices dont le consommateur aurait pu bénéficier.

Dans le domaine du burlesque, c’est difficile de faire mieux. Après tout, il est assez loufoque de nationaliser des permis alors que c’est l’État qui détermine le nombre de permis en circulation. Il y a un manque cruel d’analogies pour bien saisir l’ampleur du ridicule de la proposition du ministre.

Seul l’État tire avantage de ce projet. En effet, le coût net pour lui est probablement nul, car il rachèterait les permis à la valeur au marché et les louerait par la suite. De fait, le gouvernement prendrait la place des propriétaires actuels de permis qui s’enrichissent sur le dos des chauffeurs non propriétaires. Les consommateurs continueront d’assumer le coût de l’offre restreinte et les innovateurs comme Uber, Juno, Sidecar, Lyft et autres viennent de recevoir le message qu’au Québec, on subventionne ce qui ne fonctionne pas (Bombardier) et on bloque ce qui fonctionne.

Ce qu’oublie le ministre, c’est que le système actuel de gestion de l’offre est insoutenable. Même si le ministre propose d’user de son pouvoir de coercition pour continuer à abuser des consommateurs, il ne fait que repousser l’échéance.  Sa proposition s’apparente à une chaine de Ponzi et comme toute chaine de Ponzi l’escroquerie fonctionnera, au mieux, le temps d’une élection...

Grâce à l’innovation, les privilégiés du taxi sont mis à mal. L’arrivée de Uber (et celles annoncées de Google, de Juno et de Facebook) bouleverse ce marché, car l’entrée de nouveaux concurrents érode le pouvoir monopolistique des propriétaires actuels de permis de taxi. Cette industrie, qui n’avait pas évolué depuis les premières communications radio, arrive enfin au 21e siècle... que nos élus le veuillent ou non.