Des citoyens jusqu’ici apolitiques sont de plus en plus engagés. Ils n’y comprennent pas grand-chose, mais ils aiment bien. C’est la politique bon marché.
L’ignorant rationnel
À la fin des années 1950, l’économiste Anthony Down a
développé le concept d’ignorant rationnel pour désigner ceux qui refusaient
d’investir en information politique.
Les ignorants rationnels ne sont ni incultes ni illettrés. Ce
sont simplement des individus avisés dont le comportement est dicté par un
calcul avantages/coûts. Les avantages qu’ils perçoivent du vote ne justifient
pas l’investissement en temps et en énergie pour s’informer sur les
propositions politiques des partis.
Conséquemment, plusieurs électeurs préfèrent s’abstenir.
D’autres, non moins nombreux, se rendent malgré tout aux urnes pour voter par
mimétisme, pour le plaisir de s’exprimer ou pour des considérations d'ordre
moral.
L’arrivée des médias sociaux a toutefois changé la donne. Même
si les ignorants rationnels ont peu d’intérêt pour les émissions d’affaires
publiques, ils savent lire un tweet ou un statut Facebook.
Les politiciens peuvent désormais contourner le filtre des
analystes politiques et rejoindre directement ceux qui lui faisaient jusqu’ici
la sourde oreille. Ils peuvent lui transmettre un message politique qui
requiert peu d’effort d’assimilation, donc très peu d’investissement en temps
et en énergie.
Coûts d’information et d’adhésion
Si les médias sociaux permettent de réduire les coûts d’information, encore faut-il que l’ignorant rationnel puisse adhérer et faire sienne la politique qui lui est proposée.
Coûts d’information et d’adhésion
Si les médias sociaux permettent de réduire les coûts d’information, encore faut-il que l’ignorant rationnel puisse adhérer et faire sienne la politique qui lui est proposée.
Or, pour séduire un ignorant rationnel, il faut lui faire une
proposition politique dont les coûts d’assimilation sont quasiment nuls, une
politique conforme à ses intuitions préalables; une offre politique qui a du
sens à priori, mais qui ne requiert aucun investissement d’analyse et de
réflexion de sa part. Il faut éviter les propositions contre-intuitives, et ce,
même si la science le prescrit. Trop coûteux en analyse.
La proposition doit couler de source de manière à ce que
l’ignorant rationnel puisse en comprendre les tenants et aboutissants sans y
mettre d’efforts. Elle doit aussi apporter une réponse simple, voire simpliste,
peu importe la complexité du problème. Le nec plus ultra de la politique bon
marché étant bien sûr d’incorporer dans sa plateforme des propositions
s’arrimant à un mythe ou à une croyance populaire.
Évidemment, les couleuvres politiques sont non seulement
admises, mais largement recommandé. Cela s’explique par le fait que l’ignorant
rationnel, par définition, n’investira pas dans une analyse de la véracité de
l’information qui lui est transmise ni de l’efficacité de la politique qui lui
est proposée.
L’offre politique bon marché
Le fameux théorème du votant médian de Duncan Black suggère
que les formations politiques s’alignent au centre d’une distribution
gauche/droite. Ils cherchent le juste milieu, celui qui divise l’électorat en
part égale et leur permet d’espérer gagner l’élection.
Dans ce modèle de référence, les électeurs n’ont pas besoin
d’être satisfaits de l’offre politique qui leur est faite, ils se rallient au
parti le plus près d’eux. Ils votent par défaut, pour le moins pire.
En suivant cette stratégie, les partis politiques ont trop longtemps
ignoré que plus les préférences d’un électeur s’éloignent du centre - donc se
déplace vers les extrêmes de la distribution - moins grand est le bénéfice
anticipé d’aller voter. Favorisant d’autant l’ignorance rationnelle de ces
électeurs.
La politique bon marché vise essentiellement à séduire ce
votant potentiel. Plutôt que de présumer à tort que l’ignorant rationnel se
ralliera à une plateforme politique centriste, les politiciens tâchent
désormais d’aller à sa rencontre en introduisant dans leur programme des
propositions souvent qualifiées de populistes.
Conclusion
Si l’ignorance rationnelle de l’électeur demeure encore bien
vivante, elle s’exprime dorénavant d’une manière différente : nous sommes passés
de l’ignorant absent à l’ignorant partisan.