Le Devoir, mardi le 29 octobre 2012.
Nous avons tous déjà entendu parler des sorcières de Salem,
fameux procès contre la sorcellerie et les forces du mal. J’ai l’étrange sentiment
que la Commission Charbonneau suscite le même genre d’hystérie collective qui a
entouré ce légendaire procès.
Reportons-nous en 1692. La petite ville de Salem, près de
Boston, vit sous la peur des démons. Deux jeunes filles, en proie à des crises
de convulsion, sont diagnostiquées comme ensorcelées. Lorsqu’en période de
transes elles prononcent le nom de citoyens, on est convaincu d’avoir trouvé
les responsables de leur envoutement. Sur la foi de ces allégations délirantes,
on emprisonna plus de 200 personnes, dont une trentaine furent pendues, coupables
d’avoir troublé l’esprit des jeunes filles.
La paranoïa collective s’étira ainsi sur plusieurs mois. On
se mit à douter de la véracité des allégations lorsque les jeunes filles nommèrent
des juges. Ces derniers étant supposément protégés par Dieu, on décida de
suspendre le tribunal et de trouver des preuves avant de poursuivre les
pendaisons. En l’absence de preuves, le gouverneur du Massachusetts mit un
terme aux procès : il valait mieux que dix sorcières échappent à la
justice plutôt qu’une personne innocente soit condamnée.
Revenons à 2012. Dans la grande ville de Montréal se tient
une commission d’enquête sur l’industrie de la construction. Deux hommes atteints
par les forces du mal, Zambito et Surprenant, se concurrencent dans la
dénonciation de politiciens, de fonctionnaires et d’entrepreneurs. Ces derniers
seraient coupables de leur avoir inoculé la cupidité responsable de leurs
déplorables crimes.
Depuis, un climat de suspicion a envahi le Québec. Le public
applaudit chaque nouvelle révélation et salue le courage des
dénonciateurs : ils seraient enfin exorcisés de leurs démons. En se fiant
aux allégations de malfrats devenus vedettes, on condamne sans réserve tous les
politiciens, fonctionnaires et entrepreneurs dont le nom est prononcé par les
délateurs. L’échafaud médiatique est impitoyable! Les preuves? On s’en occupera
plus tard!
Oubliez aussi le gouverneur de Salem qui ramène un peu de
raison dans le débat. On n’en est pas là. On en est même très loin, si on prend
acte des récentes déclarations du très respecté John Gomery. Dans un élan de
morale et de puritanisme, le juge à la retraite – et ex-président de la
Commission d'enquête sur les commandites – déclarait avec l’aplomb du justicier
de Salem qu’il était choqué, voire horrifié par ce qu’il avait entendu. Prêtant
foi aux témoignages, rumeurs et soupçons, il attribuait le mauvais état de nos routes
aux entrepreneurs malhonnêtes, accusait d’incompétence le maire de Montréal et
décrétait qu’on avait maintenant la preuve que le Québec était la province la
plus corrompue. La cause serait entendue…
Le Québec de 2012, comme les habitants de Salem, mène une
lutte contre les forces du mal. Toutefois, on semble déjà avoir oublié la mise
en garde de la juge Charbonneau : elle ne préside pas un tribunal et
qu’elle ne rendra pas de verdict de culpabilité. Pour l’instant, la commission
donne écho aux épanchements d’escrocs pour qui la délation est une planche de
salut potentiel. Un jour, il faudra toutefois faire la preuve de ces
allégations; ce sera le rôle des tribunaux.
Comme tous les Québécois, j’ai hâte que justice soit faite.
J’aimerais que cesse la corruption qui plombe nos finances publiques et que le Québec
se délivre des forces du mal. Mais cette paranoïa collective me fait peur. Le
Québec de 2012, ce n'est pas la France de Robespierre ou la Russie de Staline,
lieux où des condamnations arbitraires tombaient sous la foi de simples
allégations. Le Québec est encore un État de droit où un suspect est présumé
innocent tant qu'il n'a pas été déclaré coupable par un tribunal. C’est ce
qu’on appelle la présomption d’innocence.
Dans l’affaire de Salem, une des jeunes filles déclara
quelques années plus tard : «Nous avons fait ça pour nous divertir et nous nous
sommes bien amusées!» Malheureusement, beaucoup d'innocents avaient été tués.